Présentation de Didier Delignières
Tout d’abord enseignant d’EPS en 1980, il obtient l’Agrégation d’EPS en 1987 et entre ensuite à l’INSEP où il s’initie à la recherche sous la direction de Jean-Pierre Famose, avec qui il passe ensuite sa thèse. Puis il devient maître de conférences à l’UFR STAPS de Montpellier en 1994, professeur des universités en 1999, et est élu directeur de l’UFR STAPS de Montpellier en 2010. Parallèlement, il est directeur de l’équipe " Complexité et Adaptabilité " du laboratoire " Movement to Health ", directeur de la C3D. Il œuvre également dans la préparation aux concours de recrutement des enseignants d’EPS et est engagé dans la vie scientifique de la communauté scientifique STAPS (membre du CA de la Société Française de Psychologie du Sport de 1996 à 999), secrétaire général de l’Association des Chercheurs en Activités Physiques et Sportives (ACAPS) de 2001 à 2007, éditeur principal (section Sciences Humaines) de la revue STAPS de 1999 à 2001, et depuis 2003 éditeur principal de la revue Science & Motricité, devenue depuis Movement & Sport Sciences. Didier Delignières est ainsi fortement impliqué dans le domaine de la recherche scientifique mais également dans celui de la formation des enseignants d’EPS, un parcours qui lui a permis de soulever des questions, de remettre en cause, et de forger sa conception de la recherche, en EPS et plus largement dans le champ des STAPS, mais également de la formation des enseignants.
Proposer le thème de " l’esprit critique " à Didier Delignières nous a presque paru une évidence. En effet, co-directeur de la revue Échanges et Controverses avec Pascal Duret, il publie et permet la parution d’articles critiques, amenant au débat, notamment avec la revue Quel corps ?. C’est tout d’abord autour de l’esprit critique au sein de la société que Didier Delignières a voulu débattre, puis dans le champ des STAPS, au sein de la recherche et enfin de la formation des enseignants.
1. L’esprit critique dans notre société
Tout d’abord, pour Didier Delignières, avoir un esprit critique, c’est penser autrement, remettre en cause, interroger les textes, les positions. Cependant, il ne s’agit pas seulement de penser autrement, mais de penser autrement pour être utile, penser autrement pour proposer autre chose et faire évoluer notre société. Avoir l’esprit critique c’est alors remettre en question les fondements d’une théorie par exemple, pour reconstruire ces fondements, faire évoluer la théorie et ainsi faire évoluer la société. Émettre des critiques, seulement dans un objectif contestataire n’a pas de sens, critiquer doit amener une nouvelle façon de penser, doit amener de nouvelles solutions fonctionnelles. Ainsi, l’esprit critique se différencie de la critique radicale, définie par Frédéric Baillette (" Les dix commandements de la critique radicale ! ", 1994) comme une critique destinée à détruire des concepts, des théories, et non à les faire évoluer, souvent utilisée par des personnalités politiques... De plus, Delignières associe l’esprit critique à la rationalité, et l’oppose au dogme, qui s’abstient souvent d’une remise en question, d’une évolution.
2. L’esprit critique et la recherche
A. Remise en cause des théories scientifiques
Du point de vue de la recherche, pas seulement en STAPS mais dans tous les domaines scientifiques, les nouvelles théories, les évolutions et découvertes scientifiques naissent d’une critique, d’un chercheur qui remet en cause la théorie dominante, qui pense autrement. Ainsi, une connaissance n’est scientifique qu’à partir du moment où elle est réfutée, remise en cause. Delignières illustre son propos à travers les théories cognitivistes et dynamiques de l’apprentissage. Si la théorie de Schmidt et des Programmes Moteurs Généralisés (PMG) a été largement utilisée en EPS, Kelso l’a réfutée, en faisant ainsi une connaissance scientifique. En effet, une connaissance scientifique doit pouvoir être vérifiée, ou réfutée. À l’inverse, s’il est impossible de prouver l’existence d’une chose, d’une connaissance, d’un fait, ou son inexistence, alors ce fait est un dogme. À cet égard, Delignières prend l’exemple des courants critiques du sport, qui n’ont pas réussi à perdurer car ils n’ont pas réussi à avoir un esprit critique sur leur propre pensée et à faire évoluer leur conception. En tant que rédacteur en chef de la revue Movement &Sport Sciences (anciennement revue Sciences & Motricité), Delignières a l’occasion d’être face à des articles soumis par des chercheurs, et s’aperçoit que souvent, une recherche scientifique s’attache à mettre à valider des hypothèses et à très peu réfuter des connaissances scientifiques. Actuellement, peu de recherches invalident des précédentes recherches, des théories, et ceci serait directement lié au mode de financement de la recherche, que ce soit en France comme dans le reste du monde. Les financeurs veulent des résultats, souvent en accord avec leurs hypothèses et apprécient peu l’esprit critique. Si le système actuel de financement de la recherche semble être un frein à l’esprit critique et à l’évolution des théories scientifiques au sens de Delignières, un autre aspect, celui de la légitimité, peut faire obstacle à ce processus. En effet, pour faire évoluer la science via la critique, il est important d’être lu, de partager ses travaux, et donc d’être en quelque sorte déjà reconnu par la communauté scientifique.
B. Quelle légitimité pour " critiquer " ?
Si l’on considère qu’il faut être lu, cité, pour être utile à la communauté scientifique, quelle est la légitimité des articles scientifiques publiés en français dans le cadre de la remise en cause des théories scientifiques ? Qu’en est-il des articles publiés dans la revue française Movement & Sport Sciences ? L’index H est alors un indicateur pour savoir si l’on est utile pour la communauté scientifique, et si l’on a du poids. Or les articles publiés en français sont peu lus à l’échelle mondiale pour avoir cette légitimité et peser du poids dans l’évolution de la science. Concernant la revue Movement & Sport Sciences, le changement de nom de la revue, en anglais, a pour but d’augmenter sa visibilité. Le fait de publier des numéros thématiques est également un moyen permettant de publier des articles de qualité et de faciliter l’indexation de la revue. À ce propos, une autre question se pose, celle de la nature des articles publiés, qui renvoie aux rapports de force entre les différents champs scientifiques. En effet, la revue ne serait-elle pas indexée plus rapidement si les articles étaient issus exclusivement des sciences dites " dures ", telles que la physiologie ou les neurosciences ? À cet égard, Delignières souhaite conserver un certain équilibre entre les champs scientifiques dans la revue Movement & Sport Sciences dans la mesure où l’interdisciplinarité peut permettre de lever certains obstacles scientifiques et ainsi faire évoluer la science. Or, les travaux de Cécile Collinet (Collinet et al., « La revue STAPS : une étude socio-informatique », STAPS, n°96-97, 2012) sur les recherches interdisciplinaires mettent en évidence une juxtaposition de cadres théoriques et peu de remise en cause des cadres, peu d’approches croisées permettant de remettre en cause les théories scientifiques, de les discuter. Ainsi, il semble que remettre en cause les paradigmes scientifiques et en proposer de nouveaux n’est pas chose aisée et pose le problème de la légitimité du nouveau paradigme.
3. L’esprit critique et la formation des enseignants
A. L’esprit critique et les concours de recrutement
Dans le cadre de la préparation aux concours de l’enseignement de l’EPS, les étudiants pensent souvent que ce qui est écrit est la vérité absolue, faisant ainsi des connaissances un dogme. Or ces connaissances, et en particulier les connaissances scientifiques, sont réfutables, et doivent être perçues par les étudiants comme telles. Ainsi, ces connaissances peuvent et doivent être discutées par les élèves. À l’inverse, Didier Delignières fait émerger de l’Éducation Nationale un aspect contraire à ce principe " critique " qui fait des connaissances des connaissances scientifiques faisant évoluer la discipline. Cet aspect est lié à la carrière de l’enseignant d’EPS. Pour Delignières, esprit critique et carrière ne sont pas forcément compatibles. " Être docile " et suivre les codes de l’institution permettrait de réussir le concours, de " faire carrière ", du moins à l’égard du concours du CAPEPS. Lors du concours de l’Agrégation, l’esprit critique est davantage recherché, néanmoins, les candidats sont souvent hésitants à cet égard, pour des raisons de conformité aux exigences d’un concours exigeant, ainsi que pour des raisons de maturité. En effet, en début de carrière, ou lors d’une thèse, on est souvent influencé, notamment par le directeur de thèse dans le cas de la recherche. Ce n’est qu’une fois la thèse passée, et une fois que les enseignants-chercheurs ont une certaine stabilité institutionnelle, entre 35 et 40 ans, que certains sont à l’origine d’une révolution paradigmatique. Dans le cas de l’EPS, les critiques émergent souvent d’acteurs connaissant le système éducatif. Qu’est-ce qui fait alors que certains créent un nouveau paradigme, ont l’esprit " critique ", proposent de nouvelles méthodes d’enseignement, alors que d’autres s’inscrivent davantage dans la validation d’hypothèses amenant au dogme et non à l’évolution de la science ? À cette question, Delignières répond l’insatisfaction, peut-être, ou alors un problème de reconnaissance de la part de certains chercheurs…
B. La formation à l’esprit critique est-elle possible en STAPS ?
Si l’esprit " critique " semble aussi dépendre de la personnalité de chacun, il semble important de confronter les étudiants à l’esprit critique, notamment dans le cadre de la recherche afin de les alerter sur les dérives de la recherche scientifique, et de favoriser ainsi l’évolution des connaissances scientifiques. Dès lors, la formation à l’esprit critique ne devrait-elle pas être un point commun à toutes les formations STAPS ? À ce propos, président de la C3D, Delignières souligne qu’il est difficile de se mettre d’accord sur dispositifs de formation des étudiants tant les difficultés sont nombreuses dans les UFR STAPS, notamment face à l’augmentation des effectifs, mais également à l’autonomie des universités ainsi qu’à la spécificité de chaque UFR.
Conclusion
En conclusion, il ressort de ce débat qu’avoir l’esprit critique suppose la remise en cause de certains fondements pour proposer une solution permettant de mieux comprendre, de mieux appréhender les phénomènes qui nous entourent et ainsi faire évoluer notre société. Il en est de même dans le cas de la recherche. Toutefois, se pose la question de la légitimité de l’individu proposant une nouvelle théorie scientifique. Il s’agit d’être avant tout reconnu pour être écouté par la communauté scientifique et répandre une nouvelle façon de pense, de voir les choses. Si l’esprit critique semble utile dans le cadre des évolutions scientifiques, il est parfois redouté, notamment dans le cadre des concours de l’enseignement, et en particulier du CAPEPS. Néanmoins, il permet également de faire évoluer la discipline EPS, c’est pourquoi tous les étudiants devraient y être initiés, ne serait-ce que pour dépasser le dogme.
Merci à Didier Delignières pour sa contribution et la qualité des échanges que nous avons pu partager !